17 octobre 1961- 17 octobre 2014

Le 17 octobre 1961 ne serait pas sorti de l’ombre sans cet homme-là : Jean-Luc Einaudi.

« Je ne revendique pas le titre d’historien. J’écris sur ce qui me paraît important », confiait-il avant de disparaître en mars dernier, des suites d’une maladie fulgurante.

Il n’était pas le seul à travailler sur cette nuit d’horreur à Paris – Les Ratonnades d’octobre : un meurtre collectif à Paris de Michel Levine paru en 1985, avait ouvert le débat – mais le livre de Jean-Luc Einaudi, La bataille de Paris, lèvera enfin toute ambiguïté en 1991, soit 30 ans après les faits.

Trente ans, c’est long, beaucoup trop long pour y voir clair, pour mesurer la responsabilité de certains dans un massacre oublié, refoulé par l’inconscient collectif, et volontairement censuré par l’Etat. La chronologie même de ce « retour d’histoire » en dit long sur l’amnésie entretenue jusqu’alors : en 1997, dans le cadre du procès de Maurice Papon pour son action entre 42 et 44, Jean-Luc Einaudi a tenu également à apporter son témoignage sur le 17 octobre 1961. Curieux ricochet de l’histoire, Maurice Papon, qui était préfet de police à l’époque des faits, intentera un procès contre Jean-Luc Einaudi, procès qu’il perdra.

Au final, c’est bien le 17 octobre 61 qui entrera enfin dans la mémoire collective française.

Je voulais rendre hommage à Jean-Luc Einaudi, mais aussi à Henri Alleg, car ce sont deux voix grâce auxquelles les consciences se sont éveillées, les tabous se sont brisés et l’omerta, en forme d’amnésie et de raison d’Etat, a fini par céder.

Deux voix qui restituent l’histoire, qui nous la livrent, qui la replacent au cœur du débat public, deux voix, enfin, qui éclairent ce que d’autres voulaient plonger dans l’ombre.

Dans ce cadre particulier d’hommage à Jean-Luc Einaudi, je tenais à saluer, une nouvelle fois, le travail de notre médiathèque qui a organisé, en partenariat avec le Collectif des Associations Algériennes pour la reconnaissance du 17 octobre 1961, une rencontre-débat autour du travail et de la contribution de l’historien. J’invite bien sûr les personnes ici présentes à venir y assister. Animés par Maître Ali Haroun, les échanges et discussions feront écho à cette commémoration, en seront le prolongement  naturel, apporteront, je n’en doute pas, un éclairage supplémentaire pour mettre en perspective et en résonance avec le monde d’aujourd’hui, cet événement douloureux.

Mais revenons aux faits historiques, replacés dans le contexte de l’époque. Les archives s’ouvrent peu à peu et l’histoire parle enfin à chacun de nous.

Dès le début d’octobre, pas moins de 24 corps de Nord-Africains victimes d’homicides entrent à l’Institut médico-légal. La même année, l’OAS vient de se créer, semant la haine et la violence à Alger comme à Paris.

Quel fut son rôle en sous-main dans la tuerie du 17 octobre, alors même que le gouvernement français, et le gouvernement provisoire de la République d’Algérie, entament la phase finale des négociations.

Le contexte de tensions et de manipulations est en place avant les grandes manifestations pacifiques du 17 octobre, où près de 20 000 à 30 000 algériens, hommes, femmes et enfants, forment différents cortèges, et défilent contre la mise en place du couvre-feu imposé aux seuls nord-africains. Proche des valeurs de la gauche européenne, syndicale et politique, la fédération de France du FLN, à l’origine de la manifestation du 17 octobre, tient à renforcer, à travers le mouvement, sa représentativité et son existence face à la ligne de Boumédienne.

L’étincelle vient de cette rumeur mensongère, pont de Neuilly, que je cite : « Il y a dix policiers tués à La Défense, plus de cent blessés ; les Algériens nous attaquent au couteau ».

Qui l’a alimentée et à quelle fin ? La chasse au faciès dans les rues de Paris commence, les forces de l’ordre font preuve d’une violence et d’une brutalité inouïes : liquidation, tortures, corps jetés dans la Seine ou empilés, frappés et blessés, au Palais des Sports, ou encore au Stade Pierre de Coubertin.

Un jeune policier témoignera, au terme de cette nuit de massacre : « On était devenus incontrôlables. On montait dans les étages pour mieux voir, et on tirait sur tout ce qui bougeait… C’était l’horreur. Pendant deux heures, ça a été une chasse à l’homme véritablement terrible ! ».

Cette répression aveugle et sanglante pose de nombreuses questions : Pourquoi le gouvernement a-t-il laissé faire Maurice Papon alors que ce dernier répétait à l’envi : « Pour un coup porté, nous en porterons dix. » Le préfet de police a-t-il agi sur ordre de Matignon et du premier ministre de l’époque, Michel Debré, pro « algérie française » ? Quelle a été la position du Général De Gaulle ?

Que s’est-il passé exactement, dans la cour de la préfecture de police de l’île de la Cité, où parmi les 1200 détenus, reçus et traités très durement, 50 d’entre eux auraient trouvé la mort ? Le 17 octobre n’est-il pas le pic terrible et dramatique d’une répression commencée deux mois avant, elle aussi passée sous silence ? Combien de victimes au terme de cette nuit noire, cette nuit de haine ?

Les autorités françaises feront état de deux morts et 44 blessés.

Mensonge et censure, là encore.

Jean-Luc Einaudi évoque près de 200 morts liés aux violences policières.

Les historiens s’accordent aujourd’hui à dire qu’il y a eu plusieurs dizaines de victimes la nuit du 17, mais que le chiffre est compris entre 120 et 345 personnes, si l’on prend en compte ces deux mois d’une violence extrême. Notons également que c’est l’une des rares fois, depuis le 19ème siècle, où la police tire sur des ouvriers à Paris.

Mais le pire, pour les familles endeuillées, pour les progressistes qui dénonçaient et luttaient contre la colonisation depuis des années, c’est cette chape de plomb qui allait s’abattre sur la mémoire collective de notre pays.

Elle n’a pas été immédiate. La presse parle très vite de massacre, dénonce le bilan officiel, des explications sont demandées à Maurice Papon lors d’une séance du conseil municipal de Paris le 27 octobre 61, des députés appellent à la création d’une commission d’enquête, qui ne verra jamais le jour. Le livre de Paulette Péju, Ratonnades à Paris, présenté comme un recueil d’articles de presse, est très vite interdit à la vente, des films privés de projection et les bobines aussitôt saisies.

Et puis, plus rien, on efface, on cache, on gomme un chapitre noir de l’histoire de notre pays.

Mais que personne ne se trompe, ce rien, ce vide est voulu, intentionnel, il rejoint la stratégie d’amnésie collective, de la raison d’Etat au-dessus de tout, déjà à l’œuvre quand Henri Alleg dénonçait l’usage systématique de la torture en Algérie.

Au Sénat, la commission parlementaire est rejetée au motif qu’elle ne ferait, j’ouvre les guillemets, « que jeter un peu de doute, un peu de trouble, un peu de confusion dans l’esprit et le cœur d’un grand nombre de fonctionnaires de police ».

Fermez le ban.

Instaurer l’oubli judiciaire, voilà l’objectif du pouvoir de l’époque, et cet objectif, il faut bien l’admettre, a été atteint.

Des années 60 jusqu’au milieu des années 80, le 17 octobre n’existe pas. « Une énigme », dira Pierre Vidal-Naquet.

La faute à qui ? Aux partis politiques progressistes, dont les appareils, plus que les militants, font preuve de contradictions au sujet de la guerre d’Algérie ? A l’éducation nationale, qui ne remplit pas son devoir de transmission ? A une parole morcelée, voire souterraine, qui peine à émerger.

La droite réactionnaire, l’extrême droite, les anciens de l’OAS, n’acceptent pas la fin de l’empire colonial, du mythe de « l’Algérie française ».

Les immigrés algériens, eux, vivent leurs douleurs et le deuil dans le silence.

Quand Jean-Luc Einaudi recueille pour la première fois, leurs témoignages dans les années 80 et 90, l’émotion est intense, toujours présente : « J’ai vu, dit l’historien, de vieux messieurs algérien, qui étaient restés silencieux toute leur vie, s’effondrer en larmes devant leur famille. Ils n’avaient pas parlé parce que c’était trop douloureux, bien sûr, mais aussi parce qu’ils ne voulaient pas provoquer de réaction de révoltes à l’égard de la France ».

Son confrère anglais, Jim House, fait le même constat, je le cite : « Ces hommes parlaient entre eux, mais la plupart n’ont pas transmis la mémoire de cet événement à leurs enfants. Dans les années 80, ils savent, même s’ils ont du mal à l’admettre, que leurs enfants vont rester en France, et ils ont peur de compromettre leur avenir en leur racontant les violences policières subies ».

Nous avons aujourd’hui retrouvé la mémoire du 17 octobre.

Elle est le fruit d’avancées réelles, souvent accomplies à petits pas, mais qu’il nous faut défendre.

Elle se heurte aujourd’hui encore à des obstacles.

La loi du 23 février 2005 et son article 4 sur « les bienfaits de la colonisation », la guerre des mémoires autour de la question des musées dans le midi de la France, montrent combien les forces réactionnaires sont toujours à l’œuvre. La nostalgie et la souffrance des pieds-noirs, que l’extrême droite instrumentalise, ont ouvert des espaces au sein même de l’UMP.

La repentance chère à Nicolas Sarkozy, comme si tout regard rétrospectif sur sa propre histoire était interdit, a créé les conditions de l’enfermement, du cloisonnement et d’une certaine forme de ressentiment.

Elle a figé les positions, clivé les guerres mémorielles et provoqué d’étranges confusions, où le combat louable des uns finirait par servir les intérêts de ceux qui ne se sont jamais vraiment opposés à la colonisation.

Il faut redonner du sens là où règnent les amalgames. La question n’est pas de se repentir, message politique absurde, mais d’ouvrir le chemin de la mémoire partagée et de savoir, aussi, ce que nous voulons en faire. Le présent de la guerre d’Algérie dans la société française est indéniable. Ce qu’il nous reste à accomplir, c’est certainement un historien, là encore, Benjamin Stora, qui en parle le mieux.

Il en résume clairement les étapes passées et les étapes à venir : le passage de l’oubli, le poids de l’absence, la sensation du mensonge, l’enfermement et l’abandon, le refus du deuil, sortir de l’isolement. Ecoutons-le à ce sujet : « La mémoire retrouvée ne suffit pas. Dans les années 90, un phénomène terrible est apparu : le cloisonnement. Les mémoires cloisonnées ne parviennent pas à apaiser les obsessions liées à la séquence de la guerre d’Algérie. Désormais, chacun compte ses morts, refuse d’entendre parler de la souffrance de l’autre. Je sens un durcissement dans ce sens »

Et de conclure : «  Les historiens aident à l’accomplissement de la sortie des  tensions mémorielles  par l’écriture de l’histoire. Mais il appartient aux hommes politiques d’accomplir des gestes politiques forts, significatifs, pour que se tourne la page de ce passé douloureux ».

Le déni et l’amnésie sont derrière nous, ne perdons pas de temps pour construire ensemble le socle d’une mémoire assumée, d’une mémoire enfin partagée.

Je vous remercie.

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