97ème anniversaire de l’Armistice de la guerre 1914-1918

Pour la première fois de l’histoire, des soldats vont être embarqués dans une guerre devenue industrielle. L’image du héros cède la place à celle de la victime expiatoire, de l’homme impuissant face à des armes qui le dépassent, qui l’écrasent, qui l’anéantissent.

14-18 est une rupture, rupture des pratiques militaires, rupture de la politique des empires, rupture morale, rupture culturelle, rupture de l’inconscient collectif que le retour des gueules cassées révélera dans sa plus âpre violence. Il y a un avant 14-18 et un après 14-18, en ce sens que le XXème siècle ne sera plus jamais identique. Pire même, le carnage de 14-18 pose d’une certaine façon les jalons de l’innommable de 39-40, dans un déferlement de haine et de barbarie toujours croissant. « Cette guerre n’est pas le finale de la violence, elle en est le prélude », pressentait Junger, et les faits lui ont donné raison. Le carnage est sans précédent. 10 millions de morts militaires en tout.

Le travail des historiens se poursuit en matière de pertes civiles, estimées à   9 millions de personnes en l’espace de 4 ans. Ce chiffre n’intègre pas les victimes de la grippe espagnole, pandémie que les conditions sanitaires désastreuses de la guerre ont favorisée. Là encore, la première guerre mondiale marque une rupture fondamentale : décimer les populations, à l’image du génocide arménien, et attaquer le moral des civils deviennent des armes stratégiques pour faire basculer l’issue du conflit.

Les batailles deviennent de véritables boucheries. 1ère bataille de la Marne : 550 000 morts. Verdun : 720 000 pertes humaines. Bataille de la Somme : plus d’un million de morts en moins de 6 mois.  1 400 000 soldats français et coloniaux décomptés morts, soit 27 % des 18-27 ans ! Le 22 août 1914 reste le jour le plus meurtrier de l’histoire de France : 27 000 morts français en une journée. En France toujours, on décomptera 3 millions de blessés, dont un million d’invalides, 60 000 amputés et entre 10 à 15 000 combattants défigurés. 10 départements sont dévastés, 555 000 maisons détruites ou endommagées, les surfaces agricoles perdues représentent l’équivalent de la région Champagne-Ardenne. Pénurie de charbon, pénurie de main d’œuvre, dans notre pays, le déficit de naissances est considérable. L’impérialisme des empires, la cupidité des milieux d’affaires, l’atavisme morbide des marchands de canon et le jeu des alliances, ont envoyé à une mort certaine une génération de jeunes, dans l’enfer des tranchées, du froid et des maladies. L’inconséquence des dirigeants de l’époque (ils ne sont pas nombreux à dénoncer la montée des périls comme Jean Jaurès) précipitera l’Europe, puis le monde entier dans le chaos et l’horreur.

Si 14-18 imprègne toujours autant la mémoire collective, c’est par la force de caractère dont ont dû faire preuve les Poilus tout au long de ces quatre années de conflit. Il y a là une forme d’héroïsme, un héroïsme du quotidien, à vivre dans ces tranchées de glaise et de sang, à survivre aux hivers rigoureux, aux maladies, à la peur de la mort qui rôde partout.

14-18 est un enfer, terrible, inhumain, un enfer immobile à attendre la balle ou l’obus qui vous emportera ou qui frappera votre ami, un orage de fer, de feu, de gaz chimiques qui brûleront vos poumons ou votre peau. Tout ça pour quoi ? Pour gagner trois mètres un jour, puis en perdre quatre le lendemain. Et remettre ça tous les jours, la peur au ventre, la faim au ventre, loin de sa famille, loin de ses proches, en doutant de ne jamais les revoir.

14-18 est une guerre qui se lit, qui s’écoute, pour pouvoir imaginer ce que ces hommes ont enduré. Il faut rendre la parole aux Poilus, la rendre et s’en souvenir, la faire résonner de génération en génération. « Un obus recouvre les cadavres de terre, un autre les exhume à nouveau. Quand on veut se creuser un abri, on tombe tout de suite sur des morts ». Partout, la mort, à chaque pas, à chaque respiration, dans les villages, dans les tranchées, au réveil, dans le sommeil. « Le vent en soufflant en rafales arrive à chasser les tourbillons de fumée, pas à chasser l’odeur de la mort », se souvenait l’un d’eux.

Verdun en 1916, un enfer de plus, décrit par un anonyme : «Dans les ravins et les champs, des cadavres noirâtres, verdâtres, décomposés, des cadavres d’hommes qui ont gardé des pauses étranges, les genoux pliés en l’air ou le bras appuyé au talus de la tranchée, des cadavres de chevaux, plus douloureux encore que des cadavres d’hommes, avec des entrailles répandues sur le sol».

Comment ont-ils fait pour tenir le coup, comment ont-ils fait pour s’accrocher à la vie quand le froid et l’humidité vous transforment en boue ? Comment ont-ils fait pour résister à la faim ? Le témoignage d’un anonyme donne une idée de ces corps mis à rude épreuve : « Voilà le réveil. Il gèle dehors. Je viens de déjeuner, mais qu’est-ce qu’une demi-boule de pain, (même avec tout le chocolat), pour une journée. J’en ai déjà mangé la moitié et j’ai encore plus faim. Dormir ! C’est tout le bonheur ici car c’est l’oubli. Dormir… On ne pense pas à manger pendant qu’on dort, et l’on fait mieux, moi du moins, on dîne en dormant, en rêvant ». Ce sont ces paroles que nous devons transmettre, paroles d’un monde en guerre et de conditions inhumaines terribles, paroles de vie et de survie, paroles d’un enfer créé par et contre les hommes. Quatre hivers à trembler, quatre étés à suffoquer, et cette guerre qui devait être courte qui ne cesse de durer.

Dans ce contexte, comment ne pas faire preuve d’humanité au sujet des fusillés pour l’exemple, dont le nombre s’élève de 600 à 650 soldats condamnés par la justice militaire pour désertion, mutinerie, refus d’obéissance, et environ une centaine pour espionnage ou crime de droit commun. La question de leur reconnaissance mériterait d’être réglée une bonne fois pour toutes, c’était en tout cas le sens de la proposition de loi déposée par Guy Fischer au Sénat en décembre 2012, visant à une réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple de la guerre de 1914-1918. Un texte rejeté par le Sénat en 2014.

Écoutons pourtant ce qu’en disait Roland Dorgelès dans un texte extrait de « Les croix de bois », après avoir assisté à l’exécution d’un soldat. J’ouvre les guillemets : « Non, c’est affreux, la musique ne devrait pas jouer ça. L’homme s’est effondré en tas bleu, retenu au poteau par ses poings liés. Oh, être obligé de voir ça, et garder, pour toujours dans sa mémoire son cri de bête, ce cri atroce où l’on sentait la peur, l’horreur, la prière, tout ce que peut hurler un homme qui brusquement voit la mort, là, devant lui. La mort : un petit pieu de bois et huit hommes blêmes, l’arme au pied ». Cet homme, jugé à la hâte dans une salle de bal du Café de la Poste, a été fusillé pour avoir refusé une patrouille, alors qu’il en avait déjà accompli une la veille…

A la sortie de la guerre, l’Europe mesure l’ampleur de la violence qui a ravagé des territoires entiers. Le retour des Gueules Cassées dans la société devient l’image et le refoulé effrayants de la cruauté de la « grande guerre », comme on la surnomme. Un monde s’est effacé, un autre lui a pris place, dans le bruit et la fureur. La France agricole (les paysans, soit 43% des mobilisés, sont décimés) devient la France industrielle.

Tirailleurs algériens, cambodgiens, kanaks, malgaches, sénégalais, tunisiens, tahitiens, marocains, fournissent les plus importants contingents issus de l’empire.

Les Français avaient mobilisé plus de 600 000 hommes de leurs colonies avec là aussi des pertes considérables. Au passage, ces massacres montrent combien le caractère émancipateur de la colonisation a toujours été un argument mensonger et fallacieux. Dans les usines pour soutenir l’effort de guerre, dans les champs pour remplacer les hommes partis au front, la féminisation du travail est devenue non seulement concrète mais surtout visible. Elle est en route, mais elle ne se convertira en droits qu’à partir de 1945. Mais ce monde nouveau va naître sur des braises qu’il ne saura pas éteindre. Le traité de Versailles, vécu comme une humiliation du peuple allemand, va servir de support et de terreau à la propagande d’extrême droite d’Adolf Hitler.

30 ans après la fin de la 1ère guerre mondiale, la montée des nationalismes et des populismes, ajoutée à la faiblesse des démocraties, fera basculer le Vieux Continent dans l’horreur et dans l’innommable, cet innommable qui s’appelle la solution finale et l’holocauste. Une commémoration est faite pour se souvenir, mais se souvenir au présent. Sa nature n’est pas de glorifier la guerre, mais de célébrer la paix, si fragile. A l’été 14, la vie suit son cours dans les grandes capitales européennes, à peine un mois plus tard, le chaos va régner en France, en Allemagne, dans les Balkans et trois empires vont sombrer corps et bien. L’histoire s’est accélérée et a précipité dans sa chute des millions d’hommes, de femmes et d’enfants.

Je voudrais dire aux jeunes élus du CME, ici présents, qu’il ne s’agit pas de juger l’histoire, mais d’en comprendre les ressorts et de prendre conscience de l’horreur de la guerre, de l’horreur de toutes les guerres. Plus un seul témoin de 14-18 n’est en vie, c’est donc à nous de transmettre cette mémoire vivante, telle que les historiens, les sociologues, les écrivains, les photographes, le témoignage des anonymes nous l’ont restituée. Une mémoire vivante, c’est une mémoire vigilante, soucieuse du monde présent à la lumière du monde passé, une mémoire qui se partage.

J’aimerais finir cette commémoration du 11 novembre par une phrase de Henri Barbusse, écrivain engagé dans les combats en premières lignes jusqu’en 1916 : « C’est avec nous seulement qu’on fait les batailles. C’est nous la matière de la guerre. La guerre n’est composée que de la chair et des âmes des simples soldats. C’est nous qui formons les plaines de morts et les fleuves de sang, nous tous dont chacun est invisible et silencieux à cause de l’immensité de notre nombre. Les villes vidées, les villages détruits, c’est le désert de nous. »

Je vous remercie.

 

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